La rubrique À la pointe de la mode invite les plus grands créateurs de mode et artistes maquilleurs à converser librement sur les thèmes de la créativité, de la collaboration et des défilés
Lors de son arrivée sur les podiums parisiens en l'an 2000, la créatrice Yaz Bukey était bien décidée à changer le monde de la mode. Reconnue pour son esthétique pop maximaliste, ses créations surréalistes (fabriquées en matériaux peu conventionnels, comme le plexiglas) ont poussé l'art des accessoires vers de nouveaux extrêmes, parvenant même à séduire la muse ultime de la mode : Björk. Chaque collection renvoie à un concept fantastique (stars d'Hollywood en perte de popularité pour Automne/Hiver 2015, mystérieuses femmes fatales criminelles pour la même saison l'année précédente), tandis que ses défilés se déroulent comme des tableaux vivants avec des danseurs, des acteurs et des artistes à la place des mannequins.
Ces trois dernières saisons, Yaz Bukey a collaboré avec le Directeur artistique de M A C, Romero Jennings, qui pense comme elle que le maquillage a le pouvoir de créer des transformations extrêmes. Que ce soit en réalisant des sourcils rose fluo ou en transformant Anna Cleveland (fille de la mannequin culte Pat Cleveland) en séduisante infirmière aux lèvres rouges, ils repoussent ensemble les limites de la beauté avec une précision pop-art. Ils s'entretiennent ici de leur amour pour Boy George et de l'individualisme, et expliquent pourquoi leur définition de la beauté provient d'endroits inattendus.
Romero Jennings: Ce que j'adore dans ton travail, c'est que tu crées véritablement un ensemble de personnages dotés d'une personnalité propre alors qu'en général, dans la mode, on attribue le même look à toutes les filles. Ta façon de travailler m'inspire et me stimule vraiment. J'ai toujours voulu savoir comment tu trouvais ces idées à chaque fois.
Yaz Bukey: En fait, je réfléchis toujours à l'histoire en premier. Pour cette saison, j'ai regardé beaucoup de films avec Judy Garland et Liza Minnelli. Ma collection "Golden Yaz" s'intéresse à l'âge d'or hollywoodien. Ça parle de la tension entre les différents personnages : l'infirmière qui distribue des comprimés de « jeunesse éternelle » et l'alcoolique qui confond une bouteille de champagne avec son micro. Il y a aussi une fille qui n'était pas invitée mais qui se pointe quand même. Comme personne ne la prend en photo, elle fait des selfies sur le tapis rouge. Elle est plus vulgaire... On a besoin de beaucoup de blush pour elle !
Romero Jennings: Oui ! Elle est vraiment excessive, elle en fait trop... Cette fois-ci, j'ai pu regarder tout le monde répéter et ça m'a beaucoup aidé, ça m'a permis de saisir pleinement le concept. Je comprends bien mieux les personnages parce que j'ai pu voir ce qu'il se passait. Ce n'est pas du maquillage normal, c'est du maquillage de personnage. Ça prend du temps, il faut être sûr que l'effet rendu soit le bon. Je dois aussi travailler sur la résistance du maquillage, car tout le monde va danser.
Yaz Bukey: J'ai l'impression que tu ressens vraiment les choses. La dernière fois que nous avons travaillé ensemble, par exemple, je n'ai rien eu besoin de t'expliquer.
Romero Jennings: C'est vrai. Je suis arrivé, tu m'as dit ce que les filles portaient et j'ai eu le sentiment d'avoir compris tout de suite. Je crois que j'avais complètement saisi ton concept, que ce devait être différent, que ce n'était pas un défilé normal. J'ai l'impression que les défilés classiques ont actuellement tendance à ajouter beaucoup de mise en scène, et tu en es vraiment le fer de lance.
Yaz Bukey: J'ai découvert la mode par le biais de films et de clips vidéo. J'étais fascinée par la capacité transformationnelle des coiffures, du maquillage et des vêtements des années 1980. C'était beaucoup plus fou à cette époque, et j'ai commencé à faire du maquillage. J'ai été très influencée par Boy George et Culture Club. J'ai d'ailleurs trouvé récemment un livre incroyable présentant le maquillage de Boy George.
Romero Jennings: Il faut que tu me l'envoies ! C'est très intéressant de se pencher sur l'époque précédant l'arrivée d'Internet, personne ne s'en souvient. Pour moi, les personnes qui se démarquaient étaient Grace Jones et Debbie Harry. Elles étaient très différentes, presque bizarres, et pour moi c'était ça la beauté. Ce qui m'attirait chez elle, et tu l'as dit à juste titre, c'était l'art de la transformation. La musique aussi a eu beaucoup d'importance pour moi.
Yaz Bukey: Oui, c'est super important.
Romero Jennings: Quand j'entends de la musique, j'entre dans un mode étrange, comme si je travaillais sur le même rythme. La musique m'inspire.
Yaz Bukey: En fait, je trouve beaucoup d'inspiration dans ton compte Instagram.
Romero Jennings: Je publie plein de trucs un peu fous, comme des cils réalisés en papier ou en paillettes. J'ai aussi rasé ma barbe à moitié de sorte à ressembler à une femme de profil. Ma maman m'a dit : « Tu vas sortir comme ça ? », je lui ai juste répondu : « C'est Halloween ! »
Yaz Bukey: Ces trucs me donnent aussi des idées.
Romero Jennings: C'est vrai. D'ailleurs, depuis la saison dernière, je regarde combien de personnes ont commenté mon post sur la fille avec les sourcils rose. Je veux faire en sorte d'avoir à nouveau le même impact. Je regarde donc ce qui a été populaire, et je réfléchis à une manière de le déformer. Ça met de la pression, mais c'est aussi amusant et excitant à la fois.
Yaz Bukey: Oui, c'est vraiment une sensation étrange !
Romero Jennings: Nous sommes une famille, nous devons nous soutenir les uns les autres. Pour moi, toutes les personnes que tu fais participer ont un caractère très personnel. Quand je fais leur maquillage, je dois donc m'assurer qu'il leur ressemble. J'ai une responsabilité envers toi mais aussi envers toutes les personnes qui jouent, car je veux qu'elles se sentent elles-mêmes dans ta vision.